CARNETS @ELINE #22
« Ma chérie ! Oh, ma chérie, si tu savais ! C’est juste incroyable. In-croy-able ! Comment t’expliquer ? Oh et bien, c’est tellement simple, en vérité. Tellement simple. Écoute : ton père ne m’a jamais autant fait jouir que depuis qu’il m’a quittée… »
Aloyse sourit de ses belles dents blanches, tellement régulières [- MultiDenti – Détartrage et blanchiment – ¤250.- (15 % offerts dans les 10 prochains jours avec le code ALO250) -]. Puis elle posa, avec l’élégance qui caractérisait chacun de ses gestes, un objet oblong, aux formes explicites sur la table en verre face à laquelle elle se trouvait [- NewGod – Ressentez l’immortalité – Pour plus d’informations, visitez notre site -].
« Cette société, Nowgood, je crois, fait des merveilles. Attends, non… »
Elle saisit une boite en carton, d’un blanc immaculé qui semblait traîner à ses pieds avec une négligence savamment feinte et déchiffra le logo stylisé qu’elle arborait.
« Newgod, en fait, c’est cela ! ». Elle marqua une nouvelle pause, semblant hésiter. « Je viens seulement de comprendre ! Hihihi… Ces gens ont de l’humour en plus… » [- Difficultés relationnelles ? Prenez-vous enfin en main ! Faites-vous accompagner par un de nos coachs HumoLinks© ! Résultats garantis -]
Elle inclina de quelques degrés sa tête vers son épaule droite et fit mine de réfléchir, dans une pose candide, ses minces lèvres légèrement entrouvertes, le regard de biais, paupières rabattues. Puis elle esquissa un discret sourire, aguicheur, ramenant ses yeux papillonnants de face tout en baissant légèrement le regard, signe d’une soumission pleine de promesses interdites [- Faites des rencontres dans votre région ! Téléchargez l’application Simeur -]. C’était un enchaînement longuement étudié et plusieurs fois répété dont elle n’était pas peu fière. Finalement, elle brisa le silence qu’elle avait laissé s’installer pendant sa mimique en reprenant un air sérieux, presque professionnel, tout en redressant ses magnifiques yeux d’un bleu délavé dont elle avait habilement souligné les contours deux heures plus tôt [- Seris. Produits de soins. – Vous méritez le meilleur – Les produits Seris respectent les normes BL25478 -].
« Newgod, donc. Je ne les connaissais pas avant. Ils méritent qu’on leur rende hommage correctement. Nowgood, qu’est-ce que j’allais chercher ? Parfois, je ne sais pas où j’ai la tête… [- Problèmes de distraction ? Ne tardez pas, consultez ! Message à caractère informatif de l’agence gouvernementale pour la santé mentale et le bien-être -] Vraiment ! Ce sont eux qui m’ont contactée à la mort d’Henry. Des gens charmants. Très compréhensifs. Avec beaucoup de tact et de discernement. Sincères. Et attentionnés ! Très attentionnés ! Par la suite, tout s’est fait en ligne. C’était d’une simplicité incroyable. Pro, en somme. Vraiment très pro [- Automac : passez à la vitesse supérieure ! Améliorez votre image sur les réseaux sociaux en quelques clics -].
Attends, je t’explique cela en détail, c’est important. D’abord, ils m’ont demandé une photo d’Henry. Jeune, évidemment. Dans la force de l’âge, comme ils se plaisent à l’écrire. Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire en le lisant. C’est élégant, hein, comme formule ? Henry quand il avait encore fière allure. Je n’ai pas dû chercher beaucoup, je savais exactement à quoi cela me faisait penser. J’ai pris l’une des photos que nous avions faites à Madère, il y a plusieurs années [- Visitez Madère. Une expérience à vivre. A partir de ¤51.- avec TapAir -]. Mais ça ne te dit sans doute rien, tu n’étais pas encore née. C’étaient de belles vacances. Vraiment charmantes. Peut-être les plus belles que nous ayons jamais eues. J’en garde un souvenir incroyable. Juste incroyable. Je me souvenais d’une belle photo de ton père sur la plage. Il avait bu un ou deux verres. Et ça lui allait bien. Il s’était un peu lâché. Moins sérieux, moins grave que d’habitude. Un peu fou. C’était tellement épatant. Il parlait de ses projets avec des étoiles plein les yeux [- Le ciel est votre seule limite. Concrétisez vos projets avec Sirius -]. Et moi, je me noyais dans ses paroles. Et je riais. Qu’est-ce que je riais. Il avait des idées tellement étranges… Enfin, c’est le souvenir que j’en ai. Mais quand je l’ai retrouvée, je n’ai pas été déçue. C’est une très belle photo. Pour de la 2D, évidemment [- Koika – Des appareils modernes pour une patine antique. Optez pour la qualité -]. Ne te moque pas, ma chérie.
Puis, grâce à la photo, ils te proposent quelques-uns de leurs modèles qui correspondent. Mais c’est très bien fait. Vraiment pas gênant. Et très élégant, en fait. Avec une jolie mise en page. Sobre et distinguée, comme je les aime. J’ai fait cela juste après le passage au crématorium [- Nolite – Un départ en harmonie avec la nature -], c’est pour te dire. J’avais vraiment besoin de me changer les idées. J’étais tellement triste. Je me suis dit : pourquoi pas maintenant ? Oh ne me juge pas, ma chérie. La vie n’est pas si facile. Donc si cela avait été embarrassant, tu imagines bien que je me serais arrêtée illico. Mais non, pas du tout. Comme le reste, très pro. Vraiment.
Bref, tu choisis celui qui te convient. C’est difficile parce qu’il faut déjà un peu s’imaginer des choses [- Panne d’imagi-nation ? Rêvocall, la pilule qui vous fait planer en toute légalité -]. Et c’est un peu technique. Même si c’est bien expliqué, ce ne sont pas des… affaires que l’on a l’habitude de s’imaginer, tu penses bien. Mais leur présélection aide beaucoup. Et on se laisse vite prendre au jeu. Après, il y a encore un petit questionnaire [- Téléchargez Formalight, le formulaire facile -]. Une broutille, ma chérie. Puis tu payes. Et tu leur envoies les cendres, bien sûr. Hihihi… »
Elle avait un petit rire cristallin qu’elle dissimulait chastement derrière sa main droite. Et lorsqu’il s’épuisa, elle refit sa parade séductrice, sûre de son effet.
« Et voilà, les cendres de ton père sont désormais là-dedans, dit-elle en désignant l’objet qu’elle manipulait distraitement depuis le début de son explication. Et tu peux me croire, j’y pense bien plus souvent que s’il était dans une urne, comme tous les autres [- Soyez vous-même. Optez pour l’originalité. Buvez Lochust ! -]. Ce serait d’un conformisme… Non, ici, il a son réceptacle personnalisé et nous passons nos nuits au chaud, comme avant. »
Elle fit semblant de réfléchir avant d’ajouter :
« Bien plus qu’avant, en fait. Mais je sais que ces détails ne t’intéressent pas beaucoup. Tu m’as toujours vue uniquement comme une mère, jamais comme une femme [- Soyez entière, soyez vraie. Lisendra, pour les femmes qui savent -]. Enfin, j’imagine que je ne peux plus te le reprocher. »
Son regard sembla s’égarer dans de lointaines contrées pendant quelques longues secondes. Puis elle se secoua, faisant tressauter les ondulations de sa chevelure blonde [- Canad’hair – Ondulations et colorations – ¤150.- -].
« Sinon, dans les petites nouvelles, Jyrla, la maman de Jeanne, tu vois ? Une dame si gentille. Avec un nez un peu tordu et un drôle de bouton juste au-dessus de la lèvre. On aurait dit une verrue [- Hospi+, opérations chirurgicales à prix cassés ! -]. Mais ça n’en était pas une, elle me l’avait expliqué une fois. Toujours avec son imper rouge quand elle venait déposer sa fille. Tu vois, hein ? Et bien, elle est décédée. Mardi dernier. Accident de voiture. C’est triste, hein ? Si gentille, pourtant… »
Et, à nouveau, elle laissa ses pensées dériver en se caressant machinalement le nez [- Rid’home – Soins esthétiques de nouvelle génération – L’essayez, c’est l’adopter ! -]. Puis elle sembla réaliser qu’elle tenait toujours le réceptacle des cendres de son mari en main et qu’elle venait par deux fois de l’effleurer de ses jolies lèvres, habilement soulignées d’un rose délicat. Aussi afficha-t-elle un sourire triste, de circonstance, avant de le reposer presque cérémonieusement sur la petite table non sans y laisser une dernière caresse du bout de ses deux doigts manucurés [- Produits Betsy – Une gamme de coloris inégalée -].
« Et bien, j’imagine que c’est tout pour aujourd’hui. Cela m’a fait beaucoup de bien de te parler, ma chérie. Vraiment beaucoup. Tu me manques, tu sais ? Beaucoup [- Ne vous laissez pas abattre. La mort n’est pas une fatalité. Découvrez la solution Ryhnos -]. »
Elle laissa un nouveau silence. Moins d’une seconde, cette fois, afin de ne pas abuser de l’artifice. Mais ce blanc, elle l’espérait, suffisait à faire percevoir sa détresse, à souligner l’importance de ses derniers mots, qu’elle avait soigneusement détachés. Puis elle clôtura sur une sorte de sourire forcé, celui qui cherche à signifier une légèreté de l’âme à laquelle on ne croit pas vraiment, les yeux un peu mouillés, témoignage de la puissance de son émotion du moment.
« À la semaine prochaine, ma chérie [- Les vidéos de Kathlyn, déjà 4,7M d’abonnés. Regardez Carnets @Eline #21 -]. »
Et d’une simple pression, elle coupa l’enregistrement et se releva, libérée. Elle ôta sa bague et se massa la nuque. Puis elle fit deux exercices de respiration qu’elle avait appris trois jours plus tôt sur cette nouvelle application qu’on lui avait conseillée. Elle n’était plus juste une image. Elle retira ses chaussures à hauts talons – elles n’étaient normalement pas dans le cadre, mais on ne sait jamais – et alla se chercher un verre de vin blanc. Puis elle se cala au fond de son canapé et visionna la séquence, deux fois d’affilée, attentive aux moindres détails.
Il lui restait encore du travail. Elle s’attela d’abord au montage. Rien de très compliqué. Elle tenait à ce que cette série reste assez simple. Mais il fallait quand même ajouter un peu de mouvement dans les plans pour améliorer le dynamisme de l’ensemble. Elle inséra également quelques effets de lumière, plutôt discrets afin de rendre l’ambiance un peu plus intimiste. Puis elle effaça le coin d’un tableau qui apparaissait sur quelques plans et qui gâchait l’unité de son arrière-plan.
Elle vérifia ensuite les contrats publicitaires que son agent lui avait renseignés et procéda aux habituelles incrustations. Discrètes, évidemment, presque informatives. Elle était fière de ses partenaires commerciaux, ils avaient vraiment ciblé leurs messages pour s’adapter à son public. Elle voulait des vidéos brutes, presque naturelles et elle était en train d’y arriver remarqua-t-elle fièrement. Elle en était convaincue. Quand elle eut fini tous ces ajustements, elle regarda, avec fierté, le résultat final une dernière fois, dans son intégralité.
Elle décida qu’elle l’aimait beaucoup. Elle avait vraiment meilleure mine depuis deux semaines. Et puis, il y avait de l’audace dans cette vidéo. Elle progressait dans le choix et le traitement de ses sujets. C’était un thème difficile qu’on lui avait suggéré mais elle trouva qu’elle l’avait évoqué avec beaucoup de sensibilité et de délicatesse. Tout en retenue. Puis cette petite sortie un peu mélancolique qu’elle avait improvisée au dernier moment lui permettait de s’essayer à autre chose. Elle était vraiment en train d’élargir sa palette. Elle fut donc charmée du résultat final. Et cela la fit sourire. Elle prit une gorgée de vin frais. Elle était fière de ses progrès. De ses efforts aussi. Elle travaillait très dur pour y arriver. Et elle en était récompensée chaque jour. Elle se demanda ce que Steven en dirait lorsqu’elle le verrait en consultation vendredi prochain. Probablement beaucoup de bien. Il l’encourageait sans cesse dans ce genre d’exercices. Vraiment, elle ne s’était jamais autant adressée à sa fille que depuis qu’elle était décédée.
Elle vérifia l’heure, puis elle compressa et posta le tout. On était en début de soirée, un jour de semaine, c’était parfait ! Elle se leva ensuite, nerveuse, afin d’aller remplir son verre. C’était l’instant le plus angoissant. Le plus envoûtant aussi.
Elle revint à sa tablette et ouvrit la page de statistiques. Et elle se noya presque immédiatement. Elle regarda, fascinée, les nuages de points se complexifier, [F5] les histogrammes gonfler, [F5] les courbes annoncer des tendances toujours plus prometteuses. [F5] Les vues augmentèrent rapidement, [F5] les commentaires s’alignèrent, [F5] les signes de satisfaction, [F5] de remerciements [F5] et d’encouragements [F5] s’accumulèrent. Elle laissa son cœur s’emplir et se goinfrer de cette moiteur rassurante de la foule qui approuve et appuie, tout à la fois. Comme s’ils étaient présents. Leur chaleur. Leurs corps. Leurs souffles. Elle les voyait. Elle les connaissait. Les tableaux lui disaient qui ils étaient. Ce qu’ils faisaient. Ce qu’ils avaient fait avant. Ce qu’ils allaient faire après. Ce qu’ils achetaient. Ce qu’ils regardaient, de ses mains, de ses yeux, de ses lèvres… Elle imaginait leurs histoires, abreuvée de chiffres et de graphiques. Tout cela s’accumulait dans son petit studio. Et elle sentit, au fil de la soirée, son désir naître et se gonfler de son orgueil rassuré. Les larmes lui montaient aux yeux. Comme chaque fois. Toujours plus fort et plus intense. Elle était aimée. Elle pouvait le lire. Elle pouvait le sentir. Elle pouvait même le quantifier. Et cela faisait croître encore son excitation. Elle enflait irrésistiblement, repoussant la solitude qui l’assaillait au quotidien. Elle devint avide. Gourmande de cette reconnaissance qui la submergeait. Craintive à l’idée qu’elle puisse se tarir. Mais elle gonflait. Encore et encore. Et son ampleur était sans précédent. Elle s’en imbibait. La respirant par tous ses pores. Elle s’y liquéfiait. Et quand elle fut enfin à son paroxysme, quand gorgée de ces fleurs anonymes, elle sut qu’elle allait exploser, alors, et seulement alors, elle repoussa sa tablette, saisit son mari et s’enfonça plus encore dans son divan afin d’assouvir sa jouissance qui ne demandait plus qu’à exploser dans un orgasme frénétique. Et tellement étrange. Un orgasme inconnu. Venu d’ailleurs. Bien meilleur que celui procuré par ce seul machin lisse et froid dont elle venait de parler devant des millions de voyeurs inconnus.
Et là enfin, épuisée mais repue, elle cessa de penser aux autres. Elle fixa un instant les étoiles colorées de sa tablette somnolente et s’abandonna dans un sommeil moite, sans rêve. Un sommeil profond et satisfait, attendu trop longtemps…
Crédits
Texte. David V. Déha, Carnets @Eline #22, 2019.
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Visuel. Photographie de George Milton, libre d’utilisation. Cadrage et couleurs modifiées.
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