Amertume
Sentiment de saveur amère provoqué par l’impuissance face à une action passée qu’il ne semble plus possible de modifier.
« 35… 36… 37… et 38. Cela fait un euro et nonante centimes, Monsieur François. Il vous en manque une. »
François, surpris, dévisagea le jeune homme qui commençait déjà à recompter afin de vérifier son résultat. L’étonnement passé, le vieillard sonda de ses doigts tremblants la petite pochette de cuir qui aurait dû contenir exactement 39 pièces de cinq centimes soit un euro et nonante-cinq centimes tout ronds. C’était le prix de la délicate pâtisserie qui l’aguichait innocemment derrière la vitrine du comptoir.
« 38, c’est bien cela. Vous voulez recompter vous-même pour voir ? »
François fit un non de la tête. Résigné, il ne parvenait pas à comprendre. Il ne pouvait pas n’y avoir que 38 pièces. C’était tout simplement impossible et cela, ce jeune homme ne saurait jamais le comprendre. La situation en était d’autant plus insupportable. Elle l’irritait. Plus encore : en cet instant même, tout l’énervait. De l’odeur délicate du pain tout juste sorti du four jusqu’au parfum enivrant de la seconde vendeuse qui virevoltait autour de son compère ; des lueurs criardes des vitrines jaunes regorgeant de denrées dorées à l’aube mourante qui ôtait son voile obscur de la ruelle pauvrement éclairée ; de la clochette qui claironnait à chaque nouveau client annonçant les pièces supplémentaires que le boulanger s’apprêtait à encaisser à la voix sifflante et arrogante du jeune homme qui le servait. Aujourd’hui, rien n’était normal alors que tout aurait dû être exceptionnel. Exceptionnellement normal. Ce jour était le sien, les autres n’avaient pas le droit de le lui voler. Ils ne devaient pas changer leurs habitudes. Surtout pas aujourd’hui. Il n’y avait pas besoin de recompter, il y avait 39 pièces dans ce porte-monnaie. Ni plus, ni moins : exactement trente-neuf.
Tous les matins, depuis quatre ans et cent trente-huit jours, le réveil de François sonnait pour la première fois à sept heures et sept minutes. Quel que soit le temps ou la saison, François se présentait systématiquement une demi-heure plus tard à la boulangerie de son quartier. Soit, exactement sept minutes après son ouverture. De la sorte, il évitait la file des impatients qui faisaient le pied de grue devant la porte encore close pour être les premiers servis et il pouvait passer sa commande en toute tranquillité. Chaque jour, François demandait un « demi-gris coupé » dont le prix était de un euro et nonante-cinq centimes depuis au moins cinq ans. Lorsqu’il y réfléchissait, le soir, enfoncé dans le crapaud de cuir usé de son petit salon, habité par les seuls va-et-vient du pendule de la grande horloge sur pied en face de lui, il imaginait la formule complexe qu’un économiste avait dû mettre au point pour obtenir ce résultat improbable. Il tentait alors de l’approcher. Il pensait aux fluctuations probables des marchés de la farine et de la levure sans oublier les coûts du sel et du sucre. Puis François ajoutait des dizaines d’autres variables qui venaient compléter sa douce rêverie. Et inexorablement, au final il concluait sur une taxe. Une taxe qui s’ajustait invariablement à la hausse ou à la baisse. Une taxe intelligente qui conservait ce prix fixe. Un euro et nonante-cinq centimes. Toujours. Et même si ce n’était là que de simple conjectures car, en vérité, la méthode inquiétait bien peu François, tout ce cheminement l’apaisait. La pensée de ce prix invariable et définitif le rassurait. Le prix de son pain ne pouvait pas évoluer. Il ne fallait pas qu’il évolue.
Le demi-gris coupé de François lui servait aux trois repas de la journée. Sucré le matin, salé le midi et selon sa propre fantaisie le soir. Celui-ci terminé, il émiettait les tartines restantes pour les éparpiller ensuite auprès des canards du voisin qui n’y avait jamais vu aucune objection. François se plaisait à rester quelques instants auprès des aimables volatiles qui se dandinaient péniblement pour collecter tous les croûtons. Quant à lui, il détestait le pain sec depuis la guerre et pour rien au monde il n’aurait utilisé le même pain deux jours de suite. Ce n’était pas de son temps. Ce n’était surtout plus nécessaire. Plus encore que le pain sec, François n’osait imaginer le goût du pain surgelé. François voulait son pain tiède, presque palpitant. Il le voulait encore gorgé des rayons du four qui venait de l’enfanter, la croûte cassante et le cœur moelleux. Aussi, François avait-il instauré ce rituel immuable qui rythmait chacune de ses matinées de l’année.
Chaque jour, François réglait son pain d’une pièce toute neuve de deux euros. Il commandait celles-ci par paquets de vingt tous les quarante-et-un jours au guichet de sa banque. Deux rouleaux. Toujours. Le quarante-et-unième jour, François réglait son pain à l’aide de 39 des 40 pièces de cinq centimes qu’il avait reçues chacun des jours précédents. L’unique pièce qui résultait de toute cette méticuleuse opération, François la disposait précautionneusement dans une petite pochette en cuir noir différente de son porte-monnaie habituel. Cette bourse, François ne la sortait à aucune autre occasion et la portait toute la journée autour du cou, au bout d’une discrète chaînette en argent héritée de sa feue femme.
Le retraité était loin de se douter que son inexorable manège en avait donné lieu à un autre au sein de la petite boulangerie. Monsieur François faisait partie de la clientèle des habitués. L’homme qui semblait chaque jour hésiter sur la commande à passer et choisissait invariablement un demi-gris coupé qu’il payait d’une pièce de deux euro reluisante. Mais ce n’était pas tout. Le pain que François payait de ses 39 pièces de cinq centimes soigneusement conservées était devenu encore plus sacré. Même si nul n’avait jamais réalisé qu’il s’agissait systématiquement du quarante-et-unième achat de François, ce pain avait initié un second rituel. Il s’agissait d’additionner, posément et à haute voix les piécettes de cuivre sans se tromper sur le résultat final. Et le vendeur ou la vendeuse qui accomplissait avec succès ce petit exploit de comptoir se voyait gratifier, le soir même, d’une tarte au sucre spécialement réalisée pour l’occasion. Derrière le comptoir de la petite boulangerie, il s’agissait presque d’un rite de passage. Tout prétendant au titre de vendeur dans la boulangerie se devait de l’honorer. C’était à peine si on ne comptait pas son ancienneté au comptoir qu’à l’aune du nombre de fois où l’on avait eu l’honneur de recompter devant le vieil homme faussement désintéressé ces 39 pièces.
François ignorait tout, bien entendu, de cette pratique. Et même s’il en avait eu connaissance, il n’aurait rien fait de plus que de hausser les épaules, insouciant. Car ce qui était un jeu institutionnalisé d’un côté du comptoir revêtait une toute autre importance de l’autre. Avant son périple matinal, François marquait la nouvelle expédition, méticuleusement, d’un fin trait de crayon gras sur un papier millimétré orange qu’il rangeait dans le tiroir supérieur droit de son vaisselier. Toutes les quarante-et-une barres, François revenait à la ligne pour en entamer une nouvelle. Il savait ainsi précisément combien de petites pièces comptait la bourse qu’il portait contre son cœur. Il le savait exactement, à chaque minute de son existence. Et il n’avait pas besoin de les compter pour être certain de son résultat. Lorsqu’il arriva à la fin de la trente-neuvième ligne de sa page, soit après mille cinq-cents nonante-neuf excursions matinales pour acheter mille cinq-cents nonante-neuf pains demi-gris coupés, François fut certain que sa pochette comptait exactement 39 pièces économisées sur exactement quatre ans et cent trente-huit jours.
Ce matin-là, alors qu’il passait sa commande, François n’hésita pas. Il rêvait tellement de ce jour qu’il en oublia aussitôt son petit manège habituel. Il savait ce qu’il voulait acheter. Il y avait réfléchi depuis longtemps. Très longtemps. Il demanda donc un demi-gris coupé, comme chaque matin, et… un gâteau au chocolat. Il devait payer le premier à l’aide de 39 des 40 pièces de cinq centimes qui restaient de sa dernière commande de pièces de deux euros réceptionnées 41 jours plus tôt au guichet de la banque. La dernière de ces 40 pièces devait venir s’ajouter aux 38 précédentes pour constituer les un euro et nonante-cinq centimes que coûtait précisément le gâteau en question. C’était une question de double esthétique. Esthétique du gâteau, premièrement. Esthétique du prix ensuite. Le fait d’économiser exactement la somme qu’il dépensait chaque jour pour son pain quotidien l’avait tout de suite enchanté. Pour François, c’était plus qu’un hasard mais bel et bien un signe. Il lui fallait précisément ce gâteau et aucun autre.
Toute la vie matinale de François, depuis ces quatre ans et cent trente-huit jours s’était focalisée sur ce seul objectif. A aucune autre occasion, il ne touchait le moindre argent liquide. Il sortait peu et réglait l’ensemble de ses autres dépenses par carte bancaire. Seul son pain faisait exception. Et ce dans l’unique but de collecter les piécettes nécessaires à l’achat de cette somptueuse pâtisserie. Dès son entrée dans la petite boulangerie, il salivait. Il avait tant attendu ce moment.
Dès lors, lorsque l’arrogant petit vendeur parvint à son compte de trente-huit pièces, le monde de François s’effondra. Son calendrier n’était plus. Ses saisons et ses journées venaient de s’évaporer. Le jour auquel il croyait vivre n’était-il donc pas le bon ? Il fallait tout recalculer. Tout repenser. La seule perspective d’une erreur dans ses précédentes estimations le terrorisa. Le vieillard n’en parvenait plus à contenir le tremblement de ses mains. Son désarroi était désormais manifeste.
Ses yeux, jadis d’un bleu vif et profond mais désormais si pâles, laissèrent s’échapper une larme discrète. La gorge nouée, le regard absent, François reprit la petite pochette de cuir qu’il venait d’exposer en public pour la première fois. Son trésor de guerre. Le contact froid de la chaînette en argent le fit tressaillir. L’infortune fit que son regard se riva sur le petit gâteau, comme si le sort voulait définitivement sceller son échec cuisant. Le chocolat et le sucre y dessinaient de plaisants motifs.
Cela faisait quatre ans et cent trente-huit jours exactement que François n’avait plus mangé de pâtisserie. Pas une seule : ni fondants, ni éclairs, ni tartes. Rien depuis qu’on lui avait diagnostiqué ce maudit diabète. Lui qui jadis laissait ses envies diriger librement sa vie. Lui qui aimait tant ces folies qui l’entraînaient hors des sentiers battus. Pas les pâtisseries, bien sûr, mais tout le reste. Il ne s’était jamais privé de rien avant. Mais le médecin avait été formel et lui avait prescrit un régime strict et sévère. Il ne s’en était pas tout de suite rendu compte mais aujourd’hui l’évidence était flagrante : faire disparaître les pâtisseries et autres plaisirs sucrés de sa vie lui avait coûté cher. Avec elles, il avait peu à peu perdu ses extravagances. Plus d’envies impromptues, plus de désirs insensés, plus de résolutions soudaines. Le sucre de ses repas disparu, celui de sa vie avait rapidement suivi.
Mais François avait promis à sa bien-aimée de respecter soigneusement les exigences du médecin. A la lettre. Elle ne voulait surtout pas qu’il parte avant lui. Par « partir », elle signifiait mourir. Elle avait eu gain de cause, bien évidemment. Et elle était « partie », moins d’un an plus tard. Elle l’avait laissé seul dans la vie sans sucres ni couleurs qu’elle lui avait imposé. C’était injuste. Mais comment aurait-il pu lui en vouloir ? Il aurait fallu bien plus. Il ne s’en voulait qu’à lui-même. C’était une promesse idiote. Presque puérile. Une promesse qui le tenait en vie alors que plus rien ici ne l’y intéressait. Quelle ironie. Chaque soir il aspirait à ne pas se réveiller le lendemain. Chaque matin il suivait fidèlement la prescription qui lui permettait de vivre quelques jours supplémentaires. Et aujourd’hui ce gâteau s’effaçait aussi. Celui qu’elle lui avait promis. Cette ultime extravagance, si dérisoire comparée à toutes les autres, disparaissait également. C’était un gâchis incroyable.
« Mais, si vous voulez, ce n’est pas pour cinq centimes, hein Monsieur François ! Un client fidèle comme vous, voyons ! » Devant le désarroi et la résignation du vieil homme, le vendeur faisait désormais tout son possible pour retomber sur ses pattes. Son sourire et son amabilité en devenaient grotesques. Presque cyniques. Mais nul ne pouvait s’en rendre compte dans la petite boulangerie mal réveillée. François refusa son offre et gagna péniblement la porte vitrée du magasin avant de disparaître au coin de la rue.
« C’était nul. »
« Allez quoi… Je ne pouvais pas savoir qu’il le prendrait aussi mal. C’était juste pour rire un coup ! »
Le jeune garçon essayait vainement de se justifier devant sa collègue, à peine plus âgée. Son cœur était sincèrement gonflé de remords. Il savait que sa blague n’avait rien de drôle. Mais voir ce petit vieux si méticuleux et si soigneux chaque matin… Évidemment qu’elles étaient là ses 39 pièces. Pour sûr, il les avait recomptées plusieurs fois avant de venir au comptoir. Trente-neuf fois peut-être. Il avait l’air d’être fixé sur ce chiffre, le vieux. Et puis, l’apprenti vendeur avait eu une idée. Sans doute pas la plus lumineuse qui ne lui soit jamais passée par l’esprit mais une idée quand même. En comptant, il avait songé qu’il y aurait peut-être matière à rire s’il prétendait qu’il manquait une pièce. Peut-être même de quoi arracher un sourire sur le visage angélique de la jeune femme avec laquelle il travaillait depuis une dizaine de jours. Et puis après, il lui aurait donné sa pâtisserie : c’était tellement évident. Il n’y avait là rien de bien méchant. Verdict : fiasco total.
« Qui plus est, la première fois où il demande autre chose que son demi-gris coupé. »
« Oui, ça va, je sais. Je me ferai pardonner demain. Promis. » « T’as vraiment intérêt » lui répondit en souriant la jeune femme. Ils s’étaient compris. L’incident était clos. Demain déjà ce serait devenu une anecdote. Dans dix jours, ils auraient tout oublié. La vie. Sauf qu’ils ne soupçonnaient pas qu’ils ne verraient plus jamais Monsieur François commander son demi-gris coupé. Plus personne d’ailleurs ne verrait plus jamais Monsieur François.
Crédits
Texte. David V. Déha, Amertume, 2019 (troisième version). Première version publiée sur un site de publication en ligne sous le pseudonyme Oriseus en 2010.
Copyleft: cette œuvre est libre, vous pouvez la copier, la diffuser et la modifier selon les termes de la Licence Art Libre.
Audio. Lecture d’amertume (première version) par Martine Bressant en 2012.
Visuel. Photographie d’Ales Krivec, libre d’utilisation. Cadrage et couleurs modifiées.
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