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AVERSION

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Aversion

Sentiment de répulsion pouvant atteindre tous les degrés depuis la répugnance physique et instinctive jusqu’à la haine calculée. 

Les falaises abruptes de craie blanche étaient balayées d’une fine bruine qui s’égrenait par vagues successives depuis le matin. A leurs pieds, la mer s’animait majestueusement. Le spectacle tout entier augurait l’arrivée d’un violent orage. Béats, ils contemplaient les premières notes de cette symphonie qui ne demandait qu’à s’emballer. Dans peu de temps, le vent forcirait. La pluie se ferait plus drue. Les flots s’élèveraient plus violemment. Dans peu de temps, la colère du maître des lieux se ferait évidente.

Au sommet de cet ensemble, les intrus observaient, silencieux. Et des deux, l’un en particulier se noyait dans le vent. Depuis le lever du jour, son cœur était tout entier accablé d’une insupportable lourdeur. Il songeait au passé avec nostalgie. Il pensait le présent avec mélancolie. Et cette torpeur qui l’habitait n’avait fait que croître et enfler tout au long de la journée et des silences. Il l’avait laissée grandir jusqu’à ce qu’elle s’empare de tout son être. Elle l’avait bercée au rythme de la longue marche du jour. Mais là, désormais, elle s’enflammait et le poussait vers des pensées qu’en d’autres temps il n’aurait pas aimées. Il ressentait la solitude et l’injustice nichées au fond de son âme. Et, avec elles, la colère. Et quand l’autre rompit le silence, l’ensemble s’aviva de lui-même.

« A quoi penses-tu ? »

La question avait été posée innocemment, sans aucune ironie. Mais la colère était déjà là. D’abord, il y avait la voix. Certes, c’était celle de l’ami de toujours. Mais cette voix venait briser un tableau qui s’admire en silence. Et ce faisant, l’ami dévoilait son ignorance. Sa question aurait pu être n’importe laquelle. Elle signifiait : « Je m’ennuie, là, seul avec moi-même. Distrais-moi ». Mais sa question n’était pas n’importe laquelle. Elle disait en réalité : « Je m’ennuie et tu sembles, toi, ne pas t’ennuyer. Distrais-moi. Et distrais-moi avec tes propres pensées ».

La question l’irrita donc, mais il n’en laissa rien paraître. Il n’y répondit pas non plus. Du moins, pas directement. Il se contenta d’un vague geste de la main. Puis, il ajouta simplement : « Rentrons ». La magie de l’instant s’était évaporée. Il avait aimé sentir son cœur battre quelques moments à l’unisson des éléments. Maintenant que cela n’était plus, mieux valait quitter ce spectacle. Ces lieux perdaient subitement tout leur sens. Pire, ils devenaient dissonants.

Cette résolution lui semblait d’autant plus profitable qu’il leur restait encore un bon bout de chemin avant de rentrer. Un sentier tortueux longeait les hautes falaises escarpées, dominant tout l’horizon. A main droite, la mer à perte de vue. A main gauche, la terre couverte de pâtures sur lesquelles s’égaraient quelques ovins impassibles. Un havre de nature. Il adorait ce sentier pour cette raison. Et le parcourir lorsqu’il était ainsi battu par la pluie était encore plus délicieux. Justement parce que l’on n’y croisait alors aucun humain. Or, c’était précisément ce désert auquel il aspirait.

Il se mit donc en route en silence. D’un bon pas, afin que l’autre ne puisse parler. Parler ? Babiller eut été plus juste, songea-t-il. Et le temps passant, le chemin se déroulant sous ses pieds, ses réflexions s’affinèrent. La colère de son cœur trouva sa cible et se mua peu-à-peu en répulsion de l’autre. Sans qu’il ne sache trop pourquoi, au début. Sans qu’il en ait conscience surtout.

Soudain, il se décida à attendre. L’autre était en retrait. Il peinait à le suivre car il était moins élancé. D’ailleurs, songea-t-il, il était même légèrement enveloppé. Toutefois, on le disait sportif. Et il songea avec ironie qu’on le disait tel parce qu’il choisissait soigneusement les activités qu’il pratiquait en public. On le disait poète également. Pourtant, il écrit moins bien que moi songea-t-il, vexé. Mais il lisait et publiait ses textes. On le disait intelligent. Et pourtant, il a moins bien réussi les études que nous avons réalisées ensemble. Mais il occupait une place importante. On le disait attirant. Et là aussi, réfléchit-il, c’est parce qu’il parle fort. Parce qu’il ne rougit pas. Parce qu’il n’aime pas réellement. Il conquiert. Il n’aime pas de tout son être. Sinon, il se serait comporté autrement. Avec bien moins d’assurance. Avec bien plus de coeur.

L’autre venait d’arriver à lui. Son visage joyeux acheva aussitôt de l’irriter. Il aime ces balades, pensa-t-il. Il aime mes balades. Et quand il retrouvera nos amis, il racontera comment il m’a emmené sur de délicieux petits chemins méconnus. Tous sauront combien cela est faux mais je le laisserai dire. Et, dans leur inconscient, il grandira encore. Et nul ne dira rien car cette phrase confirmera leur image. Lui, premier. Le maître. Moi, second. L’ombre.

« Te souviens-tu de Mathilde ? »

La question était sortie plus vite qu’il ne le voulait. Elle était ostensiblement agressive d’ailleurs. L’autre eut cependant le bon goût de ne pas le relever. Ou de ne pas s’en apercevoir.

« Mathilde ? Ma première épouse ? »

Il opina du chef. Qui d’autre ? Connaissait-il beaucoup d’autres femmes de ce nom ? Et si tel était le cas, pourquoi celle-ci n’avait-elle pas la préséance ? Même morte, songea-t-il amèrement, elle demeure en retrait. Elle l’a toujours été. Au second plan. Étouffée par une famille trop nombreuse. Écrasée par un mari, trop voyant.

« Bien sûr que je me souviens de Mathilde ! Comment en serait-il autrement ? C’était une si gentille femme. Bien plus gentille que l’actuelle d’ailleurs ». Et après un instant, l’autre ajouta, pour plaisanter : « Bien moins dépensière aussi, si tu veux mon avis ».

A l’arrière-plan, constata-t-il encore une fois. La vivante occupe le devant de la scène. Mathilde ne laissait donc qu’un adjectif : « gentille ». C’en était limite insultant. Pauvre mémoire. Il aurait au moins pu dire que c’était un ange. L’incarnation de la gentillesse. D’une attention et d’une prévoyance sans égales. Et tout le reste surtout. Mathilde avait de l’esprit et de l’érudition. Elle sondait les âmes comme personne. Elle avait un rire discret et ses yeux brillaient d’une lucidité incroyable, observant tout avec un amusement évident. Et, Dieu, que Mathilde était belle. Dieu, qu’il l’avait aimée. Et lui, il s’était contenté d’un simple mot. Gentille.

Soit.

« Je l’aimais, tu sais ».

Il prononça ces mots bien haut. Bien fort. Bien plus haut et bien plus fort qu’il n’en avait l’habitude. Aujourd’hui, il défiait, animé par les vents et la pluie qui forcissaient, guidé par le grondement lointain du tonnerre naissant. Enfin.

Toutefois, l’autre ne répondit pas et se tourna simplement vers la mer, silencieux. Il le ressentit comme une insulte. Ils savaient tous les deux. Probablement parce que lui, l’ombre ne disait rien. Et parce que l’autre, le maître, savait qu’il ne dirait rien. Mais l’autre semblait à présent lui refuser son droit. Le droit de choisir la date et le lieu où il évoquerait celle qu’il avait aimé. Seul le silence lui répondait. La mer, plus bas ronflait. Beaucoup plus bas. Puis le vent hurlait à ses oreilles. Un oiseau signala sa présence. Pourtant, ce qu’il entendait c’était surtout le silence.

Mais il ne voulait pas abandonner. Plus maintenant. Et comme il se sentait insulté, ses pensées se précipitèrent. Les mots sortirent plus puissants encore. Pas plus forts. Plus puissants. Mieux prononcés. Plus graves. Plus tragiques. Plus sonores.

« Je l’aimais mais tu me l’as volée ».

Elle ne lui avait jamais appartenu. Aucun être vivant ne devrait appartenir. Mais il était trop concentré à se faire entendre pour s’inquiéter du sens et de l’exactitude de ses mots.

La haine sourde de voir le corps de l’aimée dans les bras d’un autre. De sentir que cet autre la désirait. Qu’il assouvissait ses désirs. Qu’il pouvait assouvir ses désirs. Que tout le monde trouve normal qu’il le fasse. Et le corps si pur de l’être aimée qui en ressortait si moribond aux yeux de l’amant. Il devenait usé. Il devenait partagé. Et c’était insupportable. Il ne savait pas que ce n’était pas de l’amour. Qu’on ne peut aimer si violement. Il ne songeait pas que ce débat, sans Mathilde, n’avait plus lieu d’être. Qu’il aurait fallu avant tout lui en parler à elle. Il ne comprenait pas que ce qu’il voyait là comme de l’amour n’était que son orgueil mal dégrossi et sa jalousie trop longtemps rentrée. Il pensait avoir aimé. Il pensait aimer.

Quand il disait : « Tu me l’as volée », il voulait clairement signifier à l’autre : « Je l’aimais avant que tu ne l’aimes. Je l’aimais éperdument. Mais, en dépit de notre amitié, tu as choisi de passer devant. Cela, je ne te le pardonne pas ». Il aurait encore aimé ajouter : « Cela, je ne te le pardonnerai jamais. Et même si je ne parviens pas à te haïr, je veux que tu le saches ». Il voulait que l’autre comprenne.

« Je sais. Moi aussi, je l’aimais ».

Il y avait dans cette réponse, accompagnée d’un profond soupir, beaucoup de malaise. Aveugle et sourd, il le ressentit cependant comme de l’arrogance. Alors, il s’enferma dans son erreur, s’enfonçant dans le sentier tortueux de ses tourments. Il laissa son cœur exploser. Et il imagina soudainement que l’autre ne comprendrait jamais. L’autre connaissait sa tristesse, il savait que ses actes n’avaient rien de glorieux mais il ne partageait pas. Et il n’aurait pas pu partager. L’autre n’essayait pas de vivre ce qu’il avait vécu, de penser comme il avait pensé. L’autre n’avait ni compassion ni empathie. L’autre pensait simplement : « Je sais que ce n’était pas bien ». Seulement ces mots ne relevaient que du domaine de la morale. Il ne leur accordait aucune profondeur. Il ne pouvait imaginer leur dimension réelle. L’autre n’essayait pas de plonger son cœur dans le torrent bouillonnant dans lequel celui de son ami s’était trouvé. Ses regrets étaient rationnels et il ne saisissait pas la passion qu’ils auraient dû aussi exprimer.

Et il songea subitement qu’il était impossible que l’autre partage, même quelques instants, sa propre détresse. Car pour eux, les femmes étaient deux univers radicalement différents. L’un les érigeait en muses inaccessibles. Étranges chimères qui tenaient pour partie de la mère et pour partie de la vierge. Son amour était respect et adoration bien avant d’être passion. L’autre en dressait des listes. L’amour était conquête et combat. L’amour était plaisir et divertissement. Et ces deux mondes, à cet instant, sur cette falaise, semblaient impossibles à réconcilier. Pourtant, si son cœur avait été plus calme, il aurait compris à quel point ces deux mondes étaient si proches. L’amour était le champ de bataille de leur rivalité. L’être aimé était l’objet de leur vanité. Une médaille. Mais sa passion enflammait ses pensées. La raison s’en était écclipsée.

Et cet autre qui ne partageait pas, qui ne comprenait pas, à la lumière de ce constat, il parvint enfin à le haïr. Ce fut si fort et si soudain qu’il s’en sentit libéré. Cet autre, désormais, il lui refusait aussi le droit de vivre. Ou plus exactement, il aurait aimé lui intimer l’ordre de devoir mourir. La différence qu’il venait de mettre à jour le révulsait. L’autre n’était pas comme lui. Il le savait. L’autre ne pensait pas comme lui. Il n’avait pas les mêmes priorités. C’était nouveau. Ce qui était vital pour l’un ne l’était pas pour l’autre. C’était intolérable. D’autant plus intolérable que le passé éveillait désormais en lui des remous aux échos démultipliés. Il s’en voulait éperdument de n’avoir su parler alors. Il en voulait tout aussi fort à l’autre de ne pas avoir fait l’effort de comprendre. De ne toujours pas savoir faire l’effort de comprendre. De s’être imposé. Une fois de plus. La répugnance de son propre être se confondait désormais avec le dégoût de l’autre. La profonde répulsion qui résultait de cette improbable alchimie le troublait. Il tremblait.

Il tremblait tellement qu’il sentit qu’il lui fallait un contact humain. Il tendit la main. L’autre la serra. Et tous deux serrèrent si fort que le temps en fut suspendu. Ils n’avaient pas conscience de leurs actes. Leurs âmes étaient toutes entières tournées vers eux-mêmes.

Ce simple contact finit toutefois par les ramener là où ils étaient. La tempête semblait avoir été évitée. La bruine s’était faite plus régulière. Les flots s’étaient apaisés. D’un geste lent, il lâcha la main et croisa le regard de l’autre. Les yeux n’exprimaient ni regrets ni compréhension. Les yeux de l’autre savaient cependant. Cette pensée le rassura. Il haïssait désormais.

Sincèrement. Et cela était mérité. Cela était légitime. Il s’en sentait d’autant plus puissant. Il se savait dans son droit. Le droit du coeur. Le seul qui lui importait. Alors, il se retourna et reprit son chemin. Il n’avait pas besoin de regarder derrière pour savoir que l’autre partirait en sens inverse. Cela ne l’intéressait plus. L’autre n’existait plus. Leurs mondes, enfin, se séparaient.

Il gagna d’un pas rapide sa petite chaumière. Et là, sans prendre la peine de se dévêtir, encore couvert de boue et de sueur, le corps tremblant et rageur, il écrivit. Il écrivit d’un seul trait, vif et colérique. Une ode de haine et de passion. Sur cette mince table branlante, il forgea un poème dans lequel il fondit tout entier son coeur et son âme. Un poème magnifique et somptueux que lui inspirait un génie encore insoupçonné. Un poème qui à lui seul était de taille à le rendre immortel. Éternel. A rendre surtout son amour et sa haine universels. Un enchevêtrement de feu et de sang, de passion et de vertiges tel qu’aucun humain sur terre n’eût pu y rester insensible. Une œuvre inégalable aux subtilités infinies qui grandirait l’humanité tout entière. Un chef-d’œuvre.

Puis, épuisé, il prit la peine de se dévêtir. Il se lava d’eau chaude, se frotta énergiquement et s’installa enfin auprès de l’âtre réconfortant. Et là, sans même relire son texte, il livra négligemment les alexandrins majestueux aux flammes. Et son cœur amoureux se sentit aussitôt soulagé. Son âme, vidée de toute rancœur, s’apaisa. Ce que le feu dévorait, son corps semblait pareillement s’en détacher. Oh, bien entendu, l’amour et la haine demeureraient. Mais, il ne les vivrait plus aussi intensément. Plus comme aujourd’hui. Et le confort de ce savoir acheva de consumer ses ténèbres. Il s’endormit ainsi, paisiblement, laissant le feu mourir à ses pieds. Et de Mathilde, sans le savoir, il avait en réalité fait aussi peu de cas que l’autre. De Mathilde dont nul ne s’était soucié des pensées et des sentiments. De Mathilde qui n’avait servi que de prétexte à leur superbe. De Mathilde, il ne restait que des lambeaux de souvenirs, égarés dans les limbes du rêveur.


Crédits

Texte. David V. Déha, Aversion, 2025 (deuxième version). Première version publiée sur un site de publication en ligne sous le pseudonyme Oriseus en 2011.
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Visuel. Photographie de Rene Terp, libre d’utilisation.